1er juillet

Pour information, juste au cas où, sache, Peter, que c’est vraiment dégoûtant cette manière que tu as de raconter à qui veut l’entendre que ton épouse est femme de chambre dans un hôtel. Ouais, peut-être bien qu’il y a deux ans, elle était femme de chambre.

Aujourd’hui, il se trouve qu’elle est régisseuse adjointe du personnel de service de la salle à manger. Elle est « l’Employée du Mois » au Waytansea Hôtel. C’est elle, ton épouse, Misty Marie Wilmot, la mère de ton enfant, Tabbi. Elle a presque, pratiquement, à un poil près, un diplôme de premier cycle en arts plastiques. Elle vote et paie ses impôts. Elle, c’est la reine de ces putains d’esclaves, et toi, un légume au cerveau mort, avec un tube dans le cul, en plein coma, connecté à un milliard de gadgets très coûteux qui te maintiennent en vie.

Cher et tendre Peter, tu n’es nullement en position de qualifier quiconque de putain de gros tas.

Avec le genre de coma qui est le tien, tous tes muscles se contractent. Tes tendons se crispent, de plus en plus resserrés. Tes genoux remontent contre ta poitrine. Tes bras se replient, au plus près de ton bide. Tes pieds, tes mollets se contractent jusqu’à ce que les orteils pointent vers le bas, bien droits, de quoi hurler, douloureux rien qu’à les voir. Tes mains, tes doigts se recourbent vers l’intérieur avec les ongles qui t’entaillent l’intérieur de chaque poignet. Chaque muscle, chaque tendon se raccourcissant un peu plus. Les muscles de ton dos, ceux qui te redressent l’échine, ils se rétrécissent et te tirent la tête en arrière jusqu’à lui faire quasiment toucher ton cul.

Est-ce que tu le sens, ça ?

Tu es complètement tordu et noué, et c’est ça le foutoir que Misty passe voir à l’hôpital après trois heures de voiture. Et c’est sans compter le trajet en ferry. C’est toi le foutoir auquel Misty est mariée.

Il s’agit là du pire moment de sa journée, de rédiger tout ça. Ç’a été ta mère, Grâce, qui a eu la brillante idée de convaincre Misty de tenir un journal du coma. C’est ce que les marins et leurs épouses faisaient, jadis, a expliqué Grâce, tenir un journal de toutes les journées de leur séparation. C’est une vieille tradition chérie dans la marine. Une vieille et précieuse tradition de Waytansea Island. Après tous ces mois de séparation, quand ils se retrouvent, les marins et les épouses, ils échangent leur journal intime et se mettent au courant de tout ce qu’ils ont raté. Comment les enfants ont grandi. Le temps qu’il a fait et ses conséquences. Une archive de tout et de rien. Voici les merdes du quotidien avec lesquelles vous pourriez vous barber l’un l’autre, toi et Misty, au cours du dîner. Ta mère a déclaré que ça te ferait du bien, que ça t’aiderait dans le processus de guérison. Un jour, si Dieu le veut, tu ouvriras les yeux et tu prendras Misty dans tes bras et tu l’embrasseras, ta tendre épouse aimante, et tu auras là toutes tes années perdues, rédigées jusqu’au plus tendre détail, tous les détails de ta gamine grandissant et de ton épouse se languissant de toi, et tu pourras t’installer sous un arbre avec une bonne citronnade et passer un bon moment à te remettre à jour.

Ta mère, Grâce Wilmot, il faudrait peut-être qu’elle se réveille de son propre coma bien à elle.

Cher et tendre Peter. Et ça, est-ce que tu le sens ?

Tout le monde vit son propre coma bien à lui.

Ce dont tu te souviendras d’avant, personne ne le sait. Une possibilité, c’est que toute ta mémoire aura été effacée. Triangulée Bermudes. Ton cerveau a subi des dégâts. Tu naîtras comme un individu tout neuf. Différent mais identique. Une renaissance.

Pour information, juste au cas où, sache que Misty et toi, vous vous êtes rencontrés en fac d’arts plastiques. Tu l’as mise enceinte et, tous les deux, vous êtes revenus vivre avec ta mère sur Waytansea Island. S’il s’agit là de trucs que tu connais déjà, saute les pages. Lis en diagonale.

Ce qu’on ne t’enseigne pas en fac d’arts plastiques, c’est comment toute ta vie peut se terminer quand tu tombes enceinte.

Il existe d’innombrables moyens de se suicider sans vraiment mourir de sa belle mort.

Et juste au cas où tu aurais oublié, tu n’es qu’un merdaillon sans valeur. Une merde égoïste et sans tripes, un paresseux sans couilles. Au cas où la mémoire te ferait défaut, tu as démarré cette putain de bagnole dans ce putain de garage et tenté d’asphyxier tes regrets merdeux aux gaz d’échappement, mais non, même ça, tu n’as pas été capable de le faire bien. Ça aide quand, au départ, on a le réservoir plein.

Et rien que pour que tu saches à quel point tu ressembles à un désastre, n’importe quel individu plongé dans un coma supérieur à deux semaines, les médecins appellent ça un état végétatif persistant. Tu as le visage qui se bouffit et vire au rouge. Tes dents se mettent à tomber. Si on ne te retourne pas à quelques heures d’intervalle, tu développes des escarres.

Aujourd’hui, ton épouse est en train de rédiger ceci à ton centième jour de survie à l’état de légume.

Quant aux seins de Misty qui ressembleraient à deux carpes mortes, tu peux parler.

Un chirurgien t’a implanté une sonde stomacale pour t’alimenter. Tu as un mince tube inséré dans le bras pour mesurer ta pression artérielle. Il mesure aussi l’oxygène et le dioxyde de carbone dans tes artères. Tu as un autre tube inséré dans le cou qui surveille la pression sanguine dans les veines qui reviennent au cœur. Tu as un cathéter. Un tube entre tes poumons et ta cage thoracique draine les fluides susceptibles de s’accumuler. De petites électrodes rondes collées à ta poitrine contrôlent ton cœur. Des écouteurs sur tes oreilles t’envoient des ondes sonores destinées à stimuler ta moelle épinière. Un tube enfoncé de force dans ton nez puise l’air dans ton organisme depuis un respirateur. Un autre tube est branché à tes veines, et en dégouttent fluides et médicaments. Pour les empêcher de se dessécher, tes yeux ont été fermés au sparadrap.

Uniquement pour que tu saches comment tu paies tout cela, Misty a promis la maison aux sœurs de la Pitié et de la Miséricorde. La grande vieille maison sur Birch Street et ses huit hectares, à la seconde où tu décèdes, c’est l’Église catholique qui en reçoit l’acte de propriété. Un siècle de ta précieuse histoire familiale, et ça va droit dans sa poche.

À la seconde où tu cesses de respirer, ta famille n’a plus de toit.

Mais ne te fais pas de bile, entre le respirateur, la sonde pour t’alimenter et les médicaments, tu ne vas pas mourir. Tu ne pourrais pas même mourir si tu le voulais. Ils vont te garder en vie jusqu’à ce que tu sois un squelette desséché avec ces machines qui envoient air et vitamines dans l’organisme.

Cher et tendre stupide Peter. Et ça, est-ce que tu le sens ?

En outre, quand les gens discutent d’éventuel débranchement, c’est une façon de parler plus qu’autre chose. Tous ces trucs m’ont l’air d’avoir des connexions solides et bien câblées. En plus il y a les groupes électrogènes de soutien, les alarmes à sécurité intégrée, les batteries, les codes secrets à dix chiffres, les mots de passe. Il faudrait une clé spéciale pour éteindre le respirateur. Il faudrait une ordonnance du tribunal, un ordre écrit dégageant toute responsabilité civile en cas de faute professionnelle, cinq témoins, le consentement de trois médecins.

Alors ne t’emballe pas. Personne ne va rien débrancher jusqu’à ce que Misty trouve un moyen de se sortir du foutoir merdique dans lequel tu l’as laissée.

Juste au cas où la mémoire te ferait défaut, chaque fois qu’elle vient te rendre visite, elle arbore une de ces vieilles broches de pacotille en faux brillants que tu lui as données. Misty la dégrafe de son manteau et en ouvre l’épingle. Qui est stérilisée à l’alcool, bien entendu. À Dieu ne plaise que tu te retrouves avec des cicatrices ou une infection aux staphylocoques. Elle enfonce l’aiguille de l’horrible vieille broche – lentement, très lentement – dans la viande de ta main ou de ton pied ou de ton bras. Jusqu’à ce qu’elle touche un os ou ressorte de l’autre côté. À la première goutte de sang, Misty nettoie.

Tout ça a un tel parfum de nostalgie.

Lors de certaines visites, elle enfonce l’aiguille en toi, elle te poignarde, encore et encore. Et elle murmure : « Et ça, tu le sens ? »

Ce n’est pas comme si c’était la première fois que tu te faisais piquer par une aiguille.

Elle murmure : « Tu es toujours en vie, Peter. Et ça, ça te fait quoi ? »

Et toi en train de déguster ta citronnade, en lisant ça sous un arbre à douze ans d’ici, à cent ans d’ici, il faut que tu saches que le meilleur moment de chaque visite, c’est cette aiguille qui s’enfonce.

Misty, elle t’a donné les meilleures années de sa vie. Misty ne te doit rien, rien qu’un bon gros divorce bien soldé. Stupide et minable connard que tu étais, tu allais l’abandonner avec un réservoir d’essence vide, comme tu le fais toujours. En plus de ça, tu as laissé des messages haineux dans les murs de tout le monde. Tu avais promis d’aimer, d’honorer et de chérir. Tu avais dit que tu ferais de Misty Marie Kleinman une artiste célèbre, mais tu l’as abandonnée, pauvre, détestée et seule sans personne.

Et ça, tu le sens ?

Cher et tendre menteur imbécile. Ta Tabbi envoie à son papa de gros câlins et plein de baisers. Elle aura treize ans dans deux semaines. Une adolescente.

Le temps aujourd’hui est partiellement furieux avec d’occasionnels accès de rage.

Au cas où la mémoire te ferait défaut, Misty t’a apporté des bottes en peau d’agneau pour te tenir les pieds au chaud.

Tu portes des bas de contention orthopédiques pour forcer le sang à remonter vers ton cœur. Elle te garde tes dents à mesure qu’elles tombent.

Il est à noter qu’elle t’aime toujours. Elle ne se donnerait pas la peine de te torturer si ce n’était pas le cas.

Espèce de connard. Et ça, tu le sens ?

Journal intime
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